manifeste de Wajdi Mouawad

ode à l'ennemi

Tolstoï, alors officier dans l’armée, raconte comment lors d’une marche, un de ses collègues frappa un homme qui s’écartait du rang. Il lui dit: « N’êtes-vous pas honteux de traiter ainsi un de vos semblables? Vous n’avez donc pas lu l’Évangile ? » À quoi l’autre répond: « Vous n’avez donc pas lu les règlements militaires ? » Cette réponse est celle que s’attirera toujours le spirituel qui veut régir le temporel. Voilà pourquoi aujourd’hui, ceux qui conduisent les hommes n’ont que faire de la justice et de la charité et la plupart des moralistes écoutés en Europe depuis cinquante ans, singulièrement les gens de lettres en France, invitent les hommes à se moquer de l’Évangile et à lire les règlements militaires.

Julien Benda, La Trahison des clercs, 1927

 

Plus que la brutalité et la lâcheté d’hommes de pouvoir, plus que leur vulgarité,  plus que leur trahison, plus que leur obscénité devant l’argent, plus que l’écart  de plus en plus abyssal entre leurs discours et leurs gestes, plus que leur incapacité  à incarner leur parole dans des lois justes, plus que leur entêtement à dire,

sans trembler

 

leur dégoût de

l'autre

de l’étranger,
du réfugié,
du rom,
de l’arabe
et plus que leur acharnement aujourd’hui à

cracher le mot

Islam
comme hier ils crachaient le mot
algérien et avant cela
italien et avant cela
juif et avant cela
nègre et avant cela
femme et avant cela
libertin et avant cela
sorcière et avant cela
esclave et avant cela
chrétien et avant cela
sauvage et avant cela
barbare et avant cela
singe et avant cela
bête, plus que notre aliénation aux médias contre lesquels rien aujourd’hui n’est envisageable sauf à fuir en un lieu sans réseau, faisant sacrifice de tout rapport au monde, plus que l’aveuglement d’un monde en déroute, c’est de notre propre surdité qu’il nous faut prendre conscience, elle qu’il nous faut combattre,  nous, gens de lettres en France. Et de s’interroger. Comment et jusqu’à quel point nous sommes-nous déconnectés d’une partie de nos concitoyens dont nous n’entendons plus ni les paroles, ni les mots, ni le désarroi, ni la colère,  ni le rejet qu’ils ont de nous ? Comment comprendre qu’avant de vouloir faire venir dans nos théâtres ceux-là qui n’y viennent jamais, il nous faut réaliser combien  nous ne parvenons plus à entendre le dégoût que nous engendrons auprès d’un grand nombre d’entre eux parce que, dans notre manière d’être, nous ne voyons plus l’étendue de la sévérité, de la sécheresse, du manque d’hospitalité et de la désinvolture de notre entre-soi ?  Comment crever nos tympans ?

Comment

s'éveiller

Comment inverser la perspective ?
Pourquoi ai-je la conviction qu’à écrire ici la phrase: «En ces temps d’obscurité et de replis identitaires, le théâtre se doit d’être le refuge des Lumières et bla bla bla

et blablabla

je commets une trahison ? D’où vient ce sentiment qu’en risquant une phrase pareille, je deviens à mon tour pourvoyeur du règlement militaire? Et pourquoi, en ne me bornant qu’à exposer ma vision de La Colline pour les années à venir, ai-je l’impression de me dérober à ce qui me préoccupe chaque jour ? Peut-être parce que ce qui m’anime repose sur ce qui me révolte et que, en réaction à une éducation qui consistait à accuser les autres d’une guerre civile dont nous étions en réalité tous responsables, je m’oblige à être révolté  par mon propre comportement et par celui de

mon clan

avant de l’être par celui de «l’ennemi». Faisant donc part ici de ce qui m’enrage  de moi-même et de ma tribu, gens de lettres en France, je fais le pari d’exposer ici, en un jeu d’écho, la source de mes intuitions et mes tropismes, cela précisément que l’on nomme

vision

Dans le macabre cortège des attentats nous laissant exsangues, nous avons été témoins d’une série d’élections et de referendum, en France et dans le monde. Que ceux dont nous ne partageons nullement les valeurs aient gagné ou non, c’est le nombre des

voix

qui leur a été accordé qui compte et relève, à nos yeux, d’une défaite.
Mais de ces défaites, quelque chose continue à nous échapper et nous nous entêtons
à ne pas vouloir comprendre. Car enfin il a bien fallu que des personnes,
en grand nombre, donnent leur voix à ce qui nous défait. Qui sont ces gens ? 
Dois-je ici les appeler ennemis ? Brexit. Trump. Extrême droite. 
Triangle des Bermudes où semble s’évanouir notre capacité à

entendre

ce que la réalité de cet ennemi n’a de cesse de nous hurler.

« Nous ne sommes pas du même

monde

À cela nous répondons par une forme d’indifférence.

Pourtant, s’il est vrai que dans les spectacles que nous écrivons, que nous mettons  en scène, que nous produisons et auxquels nous assistons, nous avons le désir  de montrer la violence du monde et la manière avec laquelle ce monde broie les plus fragiles d’entre nous, il nous faut bien réaliser que ceux-là que nous nommons ennemis et qui votent pour le repli, le rejet et le nationalisme, sont précisément les enfants, les frères, les sœurs, les parents, de ces personnages  que nous prétendons défendre. Comment, dans ces circonstances, ne pas être envahi par la nausée devant l’indignation vertueuse exprimée par une partie de l’intelligentsia occidentale contre ces ennemis mutiques, aussi invisibles dans les courbes des sondages qu’inaudibles aux fréquences des radios ?  Comment ne pas en être enragé et comment ne pas avoir envie de hurler : « Silence et parole à l’ennemi ! » ? Mais une fois cela énoncé, que faire ?  Quels gestes poser ? Quelle action entreprendre envers, contre et pour cet ennemi ? Dans ton combat contre le monde, seconde le monde. Injonction lue dans les aphorismes de Kafka à l’âge de l’adolescence et qui me revient aujourd’hui plus violemment que jamais tant elle révèle mon impuissance et mon ignorance. Quel texte écrire ici ? Comment  introduire les nouveaux horizons de La Colline sans participer à davantage de décalage ? Comment écrire en pensant à

ceux qui ne liront jamais ce texte

Comment prendre en compte celui qui est convaincu que je dilapide l’argent public ? Que, de nationalité étrangère, je prends la place d’un Français ?  Quelle phrase construire ? Quel texte ? Quel mot au temps présent ?  Comment se décaler ? Comment aiguiser chez lui et moi le désir de l’autre ?  De l’étranger ? Comment avancer pas à pas dans sa langue ? Comment oser  renifler son territoire ? Comment devenir lui ? Comment, à force d’entêtement  et d’altruisme, redevenir dangereux ? Et comment continuer à parler librement  quand il nous faut ouvrir nos sacs à l’entrée de tout lieu public et où vigipirate est devenu normalité ? Comment ne pas être réduit à néant devant la frayeur et tant de

sécurité

À de telles questions, nulles réponses mais des sondes lancées dans le noir, oriflammes offerts à l’ennemi. À ceux que nous appelons ennemis nous disons ceci : ici, il y a un théâtre. Sis sur une colline dont il porte le nom.

La Colline

L’an prochain, La Colline fera tout pour s’ouvrir au monde, et son équipe tout pour jeter ses forces dans la bataille, forces qui ont pour nom hospitalité, générosité, attention, accueil, écoute, parole, fragilité, sensibilité, émotions, récits, beauté. Et, fil d’Ariane dans le méandre de nos éparpillements, s’opposant à toute forme de brutalité, on essaiera d’affirmer que l’Autre sera notre maître-mot,

vigie

et destination, tant l’un que l’autre, pour soi autant que pour l’ennemi.

Wajdi Mouawad
mars 2017