19 octobre 2021
Les présences de Jean-Pierre Baro comme metteur en scène pour le spectacle Un qui veut traverser de Marc-Emmanuel Soriano dans la programmation du théâtre et de Bertrand Cantat à titre de compositeur de la bande sonore du spectacle Mère ont soulevé une vive émotion dans le courant du mouvement metoo.
Les combats pour l’égalité entre les femmes et les hommes et celui contre les violences et le harcèlement sexuel sont en train de transformer durablement nos sociétés. Si j’y adhère sans réserve, je ne peux en aucun cas appuyer ni partager le sacrifice que certains font, au dépend de la justice, de notre état de droit.
Pour ma part, il est hors de question de me substituer à la justice. Encore moins dans un pays comme la France où cette institution, loin d’être parfaite, n’a pas le niveau de corruption d’un pays comme le Liban, pour ne nommer que mon pays d’origine. Dans la séparation des pouvoirs dans laquelle elle se maintient avec rigueur, elle est l’un des socles de la démocratie.
Je refuse de me substituer à la justice car dès lors que les civils décident de se faire justice eux-mêmes, l’Histoire nous a montré que mises à part quelques exceptions éloquentes, ils se sont aventurés sur un terrain glissant où la vengeance a pris le pas sur la complexité des conflits.
Pour ma part je refuse d’adhérer à un mouvement qui, sans même en avoir conscience, reprend à son compte les scories d’un catholicisme rance ressassant jusqu’à la nausée le péché originel conduisant à l’effroyable notion de « dette infinie » selon l’expression de Deleuze. Et en bon catholiques qu’ils sont, d’autant plus indigents qu’ils se croient laïcs et libérés, ils mettent en place ni plus ni moins qu’une forme contemporaine d’inquisition, aussi convaincus et aveuglés par leur combat que les jésuites les plus obstinés étaient convaincus et aveuglés par le leur. À cette dictature qui ne dit pas son nom, je ne m’associerai jamais. Et que l’on ne vienne surtout pas m’opposer, à moi, la notion de victime. Victime je l’ai été. Je n’ai en ce sens aucune leçon à recevoir de quelque curé que ce soit.
Je refuse aussi de me substituer à la justice parce que si un jour j’en viens, moi ou quelqu’un que j’aime, mon frère, ma sœur, mon fils, ma fille, à être accusé, j’aimerais que ce soit la justice qui s’occupe de protéger en accusant, plutôt que cette foule qui, en accusant, lynche.
Participer à ce mouvement qui punit au-delà de la justice et du droit, c’est envoyer un message terrible aux jeunes générations, le signe qu’il leur sera toujours plus efficace de régler par eux-mêmes et à coups de couteaux les harcèlements dont ils pourraient être victimes plutôt que se référer à une autorité scolaire ou parentale.
Voilà pourquoi ma position en tant que directeur de La Colline est la suivante : toute personne libre au regard de la loi, a le droit d’aller et venir, d’être invitée comme spectateur ou comme artiste. Je ne croyais pas, qu’au pays des Droits de l’Homme, je doive défendre la présence d’un citoyen libre dans l’enceinte d’un théâtre public.
Ceci étant, l’attention due aux paroles des plaignants conjuguée à la lenteur des procédures judiciaires m’amène à penser que, si une personne programmée ou invitée au théâtre se trouve engagée dans une procédure judiciaire, je l’inciterai à se retirer de la programmation jusqu’à ce que le travail de la justice ait été mené à son terme. À ce jour, personne ne se trouve dans cette situation dans la programmation du théâtre de La Colline. Je ne vois donc pas en quoi je devrais changer quoi que ce soit, ou demander à qui que ce soit de se retirer.
J’entends la brutalité de la situation actuelle. Une personne qui a commis un crime ou un délit envers une femme devient pour toujours, qu’elle soit entendue, mise en examen, jugée, disculpée, condamnée, incarcérée, libérée, un symbole de la violence faite aux femmes. Pour toujours. Cela nous place dans une situation cornélienne. Soit on lui interdit pour de bon la liberté de créer pour protéger le symbole, mais alors nous affaiblissons la justice, soit nous faisons le choix de nous adosser aux institutions judiciaires mais alors on écorne le symbole. Que l’on fasse ce choix plutôt que l’autre, celui-ci plutôt que celui-là, relève de la conviction personnelle.
Je ne cherche ici à convaincre personne et si la ministre de la Culture ou le Président de la République, qui m’a nommé, considèrent que mes positions sont contraires aux principes républicains, que l’un ou l’autre me le fasse savoir et je quitterai la direction du théâtre sur le champ. N’ayant eu de cesse d’écrire des pièces mélodramatiques qui s’achèvent toujours par la réconciliation de l’irréconciliable, je ne vois pas pourquoi dans la vie je devrais penser autrement que lorsque j’écris.
Pourquoi prendre si peu la parole ? Parce que dans l’époque dans laquelle nous vivons, il y a peu de dialogues possibles. Ce que j’écris ici, je le sais, sera inaudible pour qui ne partage pas mon point de vue. Le mouvement civil qui avance et souffle inexorablement est unilatéral. Il ne souffre d’aucune nuance. Il ne laisse place à aucune discussion. C’est dommage. Peut-être n’est-ce pas le moment.
Mais à ce type de dérive je ne m’associerai pas.
J’ai la conviction que le fil qui doit nous guider dans le labyrinthe de nos rapports, ne devrait pas être la morale de l’indignation vertueuse mais l’idée de traiter l’autre comme on souhaiterait être traité si, un jour, déchu à notre tour, le monde nous considérait comme le dernier des mécréants. En ce qui me concerne, si j’avais la certitude d’être toujours irréprochable, je pourrais me poser en juge. En accusateur. Mais les tragédies grecques nous apprennent à ne pas présumer de soi. Un jour, cela pourrait être moi le sujet de la vindicte. Il est sage de rester prudent.
Quiconque vient à La Colline est accueilli : occupants d’un théâtre, policiers, anciens détenus, migrants, comédiens, vieux, jeunes.
Justice et hospitalité peuvent aussi être un choix.
-
le 19 octobre 2021,
Wajdi Mouawad