Entretien croisé - Rébecca Déraspe et Annick Lefebvre

Les Filles du Sain-Laurent

texte Rébecca Déraspe
en collaboration avec Annick Lefebvre
mise en scène Alexia Bürger

du 4 au 21 novembre 2021

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Briser la glace

Quelle est la genèse de ce spectacle ? De l’invitation lancée par Wajdi Mouawad à Annick Lefebvre jusqu’à la collaboration avec Rébecca Déraspe ?

Annick Lefebvre – Après la programmation du spectacle Les Barbelés à La Colline à l’automne 2017, Wajdi Mouawad m’a offert une carte blanche pour créer une nouvelle pièce. À l’époque je n’avais pas encore de projet défini mais une réflexion me revenait régulièrement en tête : j’avais envie de réunir sur scène plusieurs générations d’actrices québécoises. J’avais aussi envie d’explorer la notion de territoire, qu’il soit géographique ou intime. Et lorsqu’on parle de territoire au Québec, la figure de fleuve est centrale. Le Saint-Laurent est donc arrivé très rapidement dans l’équation.
Pour apprivoiser ce cours d’eau immense, j’ai éprouvé le besoin de tendre la main à Rébecca avec qui j’avais déjà collaboré et qui, contrairement à moi, entretient un rapport émotif, personnel au fleuve. Le pont entre nos deux écritures s’est fait très simplement, l’immensité qui me freinait l’a encouragée.
Et puis cette carte blanche était aussi l’occasion de convier à La Colline des artistes que j’aime, cette fois dans un rapport plus collectif.

Rébecca DéraspeAnnick a créé un terrain de jeu exaltant. Elle a éclairci l’espace et m’a invitée à m’y installer. Les liens entre territoire et histoire intime font partie de mon écriture. Dans ce travail, Annick a réussi à créer un chemin de traverse en donnant de l’ampleur aux personnages et aux situations.

Fait rarissime en France, ce sont vous, les autrices, qui avez fait le choix de la distribution. Comment l’expliquez-vous ? Qu’est ce qui a orienté vos choix ?

R.D. – Pour la plupart, ce sont des choix d’Annick. J’ai tout de suite été séduite par cette idée de mettre au plateau différentes générations de comédiennes, différents corps de femme. C’était déjà un parti pris politique, au-delà même de l’engagement de chacune d’entre elles dans l’histoire des femmes de théâtre au Québec. Par exemple, la présence de la comédienne Louise Laprade, qui joue le rôle de Rose, a pour moi un sens très fort.
A.L. – En effet, Louise fait partie des comédiennes qui ont marqué l’histoire du théâtre au Québec dans les années 70. Elle est une pionnière dans l’expérimentation théâtrale qui a mené à la création de la création d’Espace Go, un lieu de création et de diffusion théâtrales dédié à l’exploration des imaginaires de femmes artistes à Montréal. Marie-Ève Milot est elle aussi très engagée dans une démarche féministe. Ce sont des femmes qui prennent individuellement des positions fortes dans l’espace public et cela a fortement orienté mes choix.

Le fleuve du Saint-Laurent est la pierre angulaire de l’intrigue, pourquoi avoir choisi ce socle autour duquel gravite l’ensemble des personnages ?

R.D. – Les québécois se définissent géographiquement grâce au Saint-Laurent, on habite ou l’on vient tous du Sud, du Nord, du bas ou du haut du fleuve. Il est également la porte d’entrée par laquelle les colons ont envahi ces terres, il porte en quelque sorte notre Histoire commune.
Dans la pièce, les histoires prennent vie dans différentes villes qui longent le fleuve, cela permet d’ancrer le récit dans ce vaste territoire, de s’en faire l’écho à travers un travail choral qui pénètre l’intimité de chacun des neuf personnages. Le fleuve est le miroir de leurs sentiments, il entre en résonnance, soit en opposition soit en appui, avec les situations qu’ils vivent.

À chaque parcours de femmes est associé un enjeu de la condition féminine. Est-ce une pièce féministe ?

R.D. – On pourrait croire que le choix d’aborder des enjeux féministes est conscient, pourtant ce sujet est apparu sans crier gare. Au début le texte n’était pas nécessairement volontairement féministe mais de l’addition de ces parcours individuels surgit inévitablement un portrait général.
A.L. – En entrant dans l’intimité de chaque personnage, la pièce interroge sur « Qu’est-ce qu’être une femme aujourd’hui ?», c’est en ce sens qu’elle est assurément féministe, donnant à entendre les difficultés auxquelles les personnages féminins se confrontent. Néanmoins nous ne voulions pas invisibiliser les hommes et le personnage de Martin permet de décloisonner la pièce et de mieux appréhender les enjeux de chaque situation.

La pièce semble joindre deux univers : celui de l’extra-ordinaire avec la découverte des cadavres et celui de l’ultra-ordinaire, du quotidien, de la normalité avec des dialogues et intrigues, des situations entre les personnages qui reposent sur la vie banale. Pouvez-vous nous parler de ce contraste ?

A.L. - La découverte d’un cadavre dans une fiction c’est un élément d’une portée lourde facile à mettre en place. Comme dans un thriller, c’est ce qui lance l’action, et vient perturber les vies quotidiennes de nos personnages. C’est ici d’autant plus extraordinaire que c’est le résultat d’un choix conscient du fleuve, un élément de la nature.
R.D. – La beauté de la fiction vient du fait qu’on accepte sans contrepartie des choses extraordinaires avec une facilité déconcertante. Ici, le fleuve parle, exprime des sentiments, fait des choix et cela nous paraît normal. C’est aussi un spectacle ancré dans l’ultra-ordinaire parce qu’il aborde l’immobilité dans laquelle les personnages féminins sont coincés. Sans pour autant porter une pancarte « Femmes », la société leur impose des situations qu’elle n’impose pas aux hommes.
Et c’est la confrontation à la mort, un choc né de l’extraordinaire en somme, qui va leur permettre de sortir de cette inertie, de cette paralysie.

Les personnages ont un langage parfois cru, libéré, sans contraintes sur plusieurs sujets parfois encore tabous. Pouvez-vous nous parler de ce choix d’écriture ?

R.D. – C’est assez caractéristique de mon écriture. À mon sens, l’humour et le tragique se côtoient en permanence dans la vie quotidienne. C’est une preuve d’humanité très forte, je dirais même de l’hyper-humain. Cela est renforcé par la multiplicité des temps, une perception très personnelle dépendant des émotions qui nous traversent. C’est ce que je tente de retranscrire dans mon écriture.
A.L. – C’est d’ailleurs ce qui me charme dans l’écriture de Rébecca ; mon écriture comporte une temporalité différente, réunir les deux est complémentaire. Ce qui pouvait s’apparenter à une difficulté au début de cette aventure a offert une combinaison très riche, rythmant le texte comme une vie avec ses ralentissements et ses accélérations inattendues. À travers cette collaboration, j’ai pu explorer d’autres pans de mon travail. Ici, je suis dans une délicatesse, une poésie que j’ai rarement expérimentées dans mes textes précédents. C’est inédit dans mon parcours, cela me permet de me renouveler.

Comment appréhendez-vous la rencontre entre un public français et une écriture québécoise ?

A.L. – L’enjeu pour moi est plutôt que le texte soit compréhensible par tous les francophones. Sinon, tout le monde entretient un rapport particulier à son territoire physique ou personnel.
C’est au contraire intéressant que ce soit ancré au Québec car les résonnances sont fortes avec la France. Si le Saint-Laurent a une place centrale dans notre Histoire, la Loire et la Seine ont aussi joués des rôles prépondérants dans la vôtre. Les fleuves sont insaisissables, on peut y projeter ce que l’on souhaite.
R.D.– Que l’action se déroule au Québec, en Australie ou ailleurs, on travaille à ce que le spectateur d’où qu’il vienne, comprenne l’action et les sentiments des personnages et ne reste pas à distance du spectacle. L’important c’est est en effet l’universalité des situations, pour que ce qui est raconté sur scène puisse susciter l’empathie. Le théâtre est une histoire d’empathie !


Propos recueillis à La Colline le 11 octobre 2021